L’été est-il synonyme de bonheur pour tous?

15/12/2021

Nous pouvons être tentés de répondre « oui »et en même temps, ce qui est bonheur pour les uns peut être signe d’un bonheur perdu, manqué ou inaccessible pour les autres.

Oui, nous sommes des êtres héliotropiques, nos corps se tournent naturellement vers la lumière, nos cellules ont besoin de vitamine D, nos yeux d’immensité et notre âme de chaleur. Mais si la plupart d’entre nous ont le privilège de pouvoir faire le plein d’été, d’apéro et de resto au bord de l’eau, d’étaler crème solaire et bikini sur les plages de Mykonos ou de Calvi, nous n’avons pas tous la « possibilité d’une île ».

Oui, l’été est synonyme d’évasion, mais – car il y a toujours un « mais » dans la vraie vie, n’est-ce pas ? – tout le monde ne prend pas le large. L’horizon, pour certains, ne veut pas dire regarder au loin.

Si l’égalité nous est permise en droit, tout le monde ne l’approche pas en fait.

Par exemple, pour Marie, jolie jeune-fille aux longs cheveux bruns, que j’ai croisée ce matin aux abords d’une crique cannoise et dont la terreur s’étalait sur le visage, l’été est synonyme d’errance.

À en croire Nietzche, « toutes choses veulent être tes médecins ! » Il voulait dire par là que les épreuves sont constitutives de la vie, que la résilience est un facteur de croissance, qu’on ne peut écrire aucune vie avant qu’elle s’écrive elle-même, comme le dit joliment la philosophe, Cynthia Fleury.

Certes, nous avons tous notre lot d’épreuves et la plupart du temps, nous sommes pleins de ressources. Cependant, en tant que femme, je ne me suis pas retrouvée à la rue à 18 ans. Et vous ?

Marie a passé la nuit dehors. Son oncle abuse d’elle depuis des années. Hier, elle a refusé de lui faire une fellation et après l’avoir menacée, il l’a jetée dehors. Elle a 18 ans, elle croit qu’elle est enceinte. Il était sa seule famille. A présent, elle est seule.

Pourquoi m’a-t-elle vomi tout ça en quelques fractions de secondes ? Pourquoi me faire cette révélation à moi qui venait tranquillement faire ma méditation sur une plage de sable blanc ?

Dans le berceau des dominations[1], Dorothée Dussy, anthropologue et directrice de recherches au CNRS, évoque cette phrase de Christine Delphy : « Pâtir n’est pas compatir ».

En matière d’inceste, si on n’a pas l’expérience de l’inceste, on se sent autrement bizarre devant sa révélation car « aucun degré d’empathie ne peut remplacer l’expérience. »

Ah, l’expérience de l’inceste ! C’est vrai quand on y songe, quel « truc » bizarre ! Tellement bizarre que les gens vous regardent avec des yeux hagards, chargés d’un mélange de gêne et de scepticisme, quand vous osez leur confier que le sujet vous est familier. Une expérience tellement incompréhensible pour un enfant qui ne sait pas nommer ce qui lui arrive, que j’ai longtemps suivi la règle sociale et familiale qu’impose le système inceste : Se taire.

Se taire, c’est ce qui fait s’empiler les histoires d’enfants vivant des agressions sexuelles.

Avec Marie, je replonge dans l’enfer d’un monde où l’enfant est un objet. Un instant, je retrouve ce sentiment d’être démunie. Ses mots résonnent sur un clavier trop sensible. Je peux respirer sa honte, sa peur, son effroi, tous ces sentiments qui isolent dans la détresse. Mes jambes tremblent avec les siennes. J’ai envie de vomir, plusieurs fois. Proust avait raison, « quand d’un passé ancien rien ne subsiste…/… l’odeur et la saveur restent encore longtemps… »[2] 

Le corps n’oublie jamais les madeleines qu’on lui a fait avaler.

Oui, l’inceste est difficile à entendre, à cerner, à comprendre, à supporter même. Le poids des mots, des odeurs, des images, est accablant, écrasant, suffoquant. Heureusement, nous sommes en été. Cet après-midi, j’irai me baigner, manger une glace et rire avec celui qui m’a montré que tous les hommes n’ont pas soif de pouvoir et de domination.

L’été est une saison lumineuse.

Rien n’est écrit. Nous portons tous en nous la capacité de sublimer, de transformer, de créer quelque chose à partir de la boue dans laquelle, parfois, la vie nous propulse. Freud l’a prouvé. Elie Wiesel et Boris Cyrulnik l’ont éprouvé. Je peux témoigner d’une résilience possible. Mais avec Marie, la précarité vient se superposer à l’indicible. Moi, je n’ai pas eu à choisir entre la rue et l’agression. Je n’ai pas eu à lutter pour manger, me laver ou dormir.

Je regarde Marie et je ne peux m’empêcher de me projeter.

Comment fait-on quand on n’a d’autre décors que la rue, la détresse et une solitude absolue ?
Comment fait-on quand on n’a plus de refuge, d’empathie, de soutien ?
Vers quel horizon une femme violentée peut-elle tourner son regard ?

Ce matin, j’ai trouvé une réponse pour Marie en me tournant vers les associations silencieuses et les milliers de bénévoles qui œuvrent au quotidien pour la dignité et le respect des femmes en errance.

L’ensemble des études menées dans des contextes variés s’accorde sur le fait qu’être une fille constitue partout un facteur majeur de vulnérabilité, y compris dans l’enfance.[3]

Alors, protégeons nos filles, même si elles nous pensent paranoïaques. Face à certains maux, mieux vaut prévenir car la guérison, elle, est n’est jamais totale. En matière d’inceste, il n’y a pas de comptage « à rebours » possible.

Il y a au moins 6 millions de victimes d’inceste en France, et donc 6 millions d’agresseurs cachés parmi nos pères, nos oncles, nos grands-pères ou nos frères… ça en fait du monde !

Aujourd’hui, j’ai médité autrement.

Valérie Pharès
Psychopraticienne

#inceste #violence #femmes #precarite #dapat #fondationdesfemmes

Des fondations qui participent à soutenir les actions pour les femmes en détresse :

https://dapat.fr/

https://fondationdesfemmes.org/actualites/

[1] Le berceau des dominations, Anthropologie de l’inceste- Dorothée Dussy – Pocket

[2] A la recherche du temps perdu- Marcel Proust- Gallimard

[3] Le berceau des dominations Ibid, P 40