La force du trauma, un appel à devenir soi

30/06/2023

Le Kintsugi, littéralement « jointure en or », est un art japonais ancestral. Il consiste à réparer un objet brisé, en soulignant ses lignes de failles avec de la poudre d’or, plutôt qu’en cherchant à les masquer. Certains l’évoquent comme un symbole de la résilience. D’autres comme une philosophie de vie.

Les traces, visibles sur le corps ou invisibles à l’œil nu, laissées par la guerre, les génocides, le terrorisme, la maltraitance, le viol, l’isolement, ne seraient pas une condamnation à vivre du côté du traumatisme et de la pathologie, mais bien plutôt une invitation à faire de nous-même quelque chose qui devient, paradoxalement, plus beau, plus résistant, plus précieux qu’avant le choc.

L’idée rejoint la pensée de Jean-Paul Sartre :

L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu’on a fait de nous.

Certes la technique est un art qui implique une volonté de transformer ce qui a été cassé plutôt que de l’abandonner ou de s’en séparer. Elle demande un certain « savoir-faire » et peut-être aussi une certaine ouverture d’esprit pour transcender une façon d’être au monde. En cela, elle peut devenir le chemin qui mène à l’individuation.

Jung décrivait l’individuation comme un processus de transformation intérieure et le traumatisme, comme l’un des éléments déclencheur de ce processus. C’est parce que le trauma (l’évènement) cause un traumatisme (notre perception de l’évènement) que les conséquences diffèrent d’un sujet à l’autre. Parfois, il s’intègre naturellement. Parfois, il cause des symptômes qui empêchent, bloquent ou freinent les possibilités de s’épanouir comme on l’aurait fait si… Cet empêchement est la source même de l’individuation.

Sans minimiser son impact immédiat et les souffrances qu’elle engendre, pourquoi ne pas regarder l’expérience traumatique comme une opportunité de remettre en cause nos croyances, nos idéaux, nos habitudes et plus généralement notre façon d’être au monde et le sens de la vie ?

Et si le trauma était un tremplin pour devenir soi ?

Certes, devenir soi est devenu le défi de toute une génération, devenue boulimique de recettes miracles et de rituels en tout genre, pour conquérir sa place au soleil et afficher une réussite selon les standards imposés.

Dans une situation traumatique, devenir soi n’est pas une quête de performance et de réussite pour répondre à ces nouveaux standards, c’est le travail de toute une vie. Une expérience vitale qui ressemble davantage aux douze travaux d’Hercule qu’à une simple question de discipline et de volonté.

Car face à certains traumatismes – notamment ceux qui confrontent à l’exclusion, la précarité, ou la violence quotidienne – ce qui est en jeu, c’est la perte de l’identité, la ruine de l’estime de soi et la mise en péril des besoins fondamentaux (nourriture, toit, sécurité, reconnaissance, appartenance).

Simone Weil, Elie Wiesel, Viktor Frankl, Milton Erickson, Boris Cyrulnik, Niki de Saint Phalle, Christophe André, Lizzie Velasquez[1], Viktoria Modesta[2], Sam Berns[3], nombreux sont les parcours « héroïques » qui nous montrent que le chemin est long et difficile pour rejouer un destin et transcender l’horreur en recouvrant les lignes de faille d’un filet d’or.

Malgré ces lignes d’or, la difficulté, c’est qu’on n’oublie jamais.  

Ce qui fait la difficulté ?

Les larmes et l’émotion de Boris Cyrulnik devant les images de la guerre en Ukraine l’expriment mieux qu’aucun mot :

Quand je vois ça, ça me rappelle des choses que je croyais oubliées, mais qui n’étaient qu’enfouies.[4]

Si le chemin de la résilience est si difficile, c’est qu’il commence par cette acceptation fondamentale : quand on vit une expérience déshumanisante, survivre suppose de se couper totalement de soi. Cette coupure crée une fêlure irréparable. A chaque fois que quelque chose vient résonner avec ce souvenir, aussi enfoui soit-il, tout est susceptible de se réactiver. Notre sensibilité est exacerbée. Elle fait de nous des cibles pour les manipulateurs, les pervers et les situations toxiques. Mais elle est aussi la matière première de la créativité.

Avoir survécu à l’enfer donne la pulsion d’en faire quelque chose. Cette pulsion est à la base des plus belles réalisations. A condition de maintenir nos efforts assez longtemps pour surmonter toutes les fois où nous trébuchons et où nous pensons à renoncer.

Créer, c’est vivre deux fois.

écrivait Camus dans le Mythe de Sisyphe. La seconde fois étant une chance de nous demander : Qu’est-ce que la vie attend de moi ? Qu’est-ce qu’elle me demande à travers cette épreuve ?

S’il arrive que le décor s’écroule, parce qu’un jour on perd un travail, une femme, un mari, un enfant, une jambe ; qu’un accident, une maladie, un deuil, un échec ou une catastrophe nous anéantie ; qu’une enfance n’en finit pas de se rejouer à travers des abus, des violences, des trahisons qui font de la vie une répétition monotone ; l’art du Kintsugi, en tant qu’allégorie,  illustre la valeur que nous pouvons donner à nos blessures.

Il est possible de faire quelque chose à partir de nos ruines.

Le trauma a le goût de l’absurde, il cause le divorce entre l’idéal et le réel, il écrase le meilleur de nous. Et pourtant, il est aussi le saut subtil qui nous invite à plonger au plus profond de soi. Plonger, non pas pour se morfondre,  tomber dans la plainte et l’inertie, mais pour retrouver toutes ces parties de nous éparpillées. Les recoller « à notre façon » et transformer le plomb qui nous leste en or qui nous révèle.

Certes, cela demande de dépasser un certain nombre d’obstacles. Au premier rang desquels nos symptômes. Ceux qui nous enferment dans l’angoisse ou l’insécurité, la paralysie ou la suractivité, la consommation de benzodiazépine, de somnifères, de drogue, d’alcool, de sexe et de toutes ces choses censées remplir un vide qui ne cesse de grandir. Tout ce que l’on va chercher à l’extérieur ne pourra jamais colmater les brèches. Bien au contraire, cela creuse la faille.

L’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), décrit la guérison comme un retour à l’état de santé initial (j’ai un virus, on me soigne, et je retrouve mon état de santé). Jung voyait la guérison comme une véritable transformation intérieure de l’individu.

Transformer, c’est aller au-delà de la forme.

Il ne s’agit pas de revenir à l’état initial, mais de dépasser cet état. On ne se guérit vraiment que si, à travers l’épreuve, on a découvert quelque chose que l’on ne connaissait pas de soi. Quelque chose qui est à la fois nouveau et plus profond que le petit moi qui oscille entre la toute-puissance et l’impuissance, sans jamais trouver sa puissance.

Se transformer, c’est trouver cette puissance.

La puissance, ce n’est pas afficher un masque, c’est être Soi.  Être en lien avec soi, voilà ce qui nous décharge du besoin d’être conforme, de plaire ou de redouter l’échec ou la critique. Être soi est le sésame qui ouvre la voie de la créativité. Tant que le « Je » vit en décalage avec le « Soi », toutes les tendances mortifères s’infiltrent dans les failles.

La puissance, ce n’est pas non plus l’adaptation. Il ne s’agit pas d’une adaptation au réel, mais d’une découverte du possible. On découvre un autre niveau de réalité, d’autres perspectives, d’autres potentialités. Plongé dans le chaos, on sent que « ça » pousse. Quelque chose cherche à émerger, nous pousse à aller vers… à nous élever, à aller au-delà du seuil qui nous séparait d’une version de nous-même améliorée, plus belle, plus forte, plus précieuse.

Franchir ce seuil, c’est passer du côté héroïque. Là où commence la quête véritable.

L’épreuve est un appel.

Pourquoi certains l’entendent et d’autres pas ? Pourquoi, face à l’épreuve, certains se relèvent et d’autres déclinent ?  Pourquoi certains franchissent ce seuil et d’autres piétinent ?

Peut-être parce que le trauma est une rencontre. Une rencontre avec le réel qui appelle une capacité à regarder les choses comme elles sont et non pas comme nous voudrions qu’elles soient. Une rencontre, quelle qu’elle soit, invite à s’ouvrir à l’inattendu et l’imprévu. Que pouvons-nous attendre d’une rencontre si nous retournons dans les mêmes lieux, redessinons les mêmes projets, avons les mêmes attentes, récitons le même discours, faisons l’amour de la même façon ? Une rencontre n’est-elle pas une occasion de découvrir le nouveau en soi à travers le nouveau de l’autre ? N’est-ce pas la spontanéité attachée à la surprise de ce que nous « devenons » tout à coup face à cet inconnu, qui nous rend fantastiquement vivant ?

La rencontre est toujours une possibilité, à condition d’être en lien avec soi.

Nous commençons à le pressentir, derrière l’expérience traumatique se dissimule une double voie : celle de la réticence à la résilience ou celle de l’aspiration à la transformation. Parce que cette seconde voie est la seule qui mène à la création, elle vaut la peine qu’on s’y attarde.

S’y attarder pour passer du Pourquoi ça m’arrive ?  à Pour en faire quoi

La création de Soi a un prix, celui de la transcendance.

Transcender, si on revient à l’étymologie latine du mot, c’est « franchir », « surpasser ». Pour la phénoménologie, la transcendance évoque tout ce qui est au-delà de la conscience, tout ce qui, à première vue, ne peut être perçu. Face à l’épreuve, il y a toujours un sentiment d’injustice et un épuisement qui brouillent les sens et nous fait perdre le sens même de la vie.

Parce que le sens fait souvent défaut, le chemin d’individuation peut paraître éprouvant. Mais le sens ne se trouve pas, il se crée à mesure de la transformation qui s’opère. C’est toute la puissance du processus. Plus on avance, plus « ça » se crée…

Bien entendu, le chemin n’est pas un conte pour enfant. Pour se créer, il faut aller se chercher dans des lieux où la lumière ne passe pas. Il faut traverser l’ombre. Toutes ces zones que l’on passe la plus grande partie de notre vie à éviter à coup de déni ou de refoulement, ou à projeter sur les autres, à coup d’accusations ou de reproches. Observons ce que nous détestons chez les autres, tous les reproches que nous avons à leur faire, et nous aurons un aperçu de tout ce qu’il nous reste à intégrer pour trouver la paix en soi et l’harmonie avec les autres.

Harmoniser les forces contraires, c’est la clé du processus d’individuation.

Ce que l’on rencontre sur le chemin d’individuation est semblable à ce que l’on rencontre sur le chemin amoureux. Ce qui rend la traversée difficile, ce qui cause les heurts, ce n’est pas l’autre. C’est tout ce que nous projetons sur l’autre, ce que nous attendons de lui, ce qu’il est censé être, ce qu’il est supposé nous donner ou faire au nom de « l’amour ».

Il en va de même face aux traumatismes de la vie. Ce qui rend le parcours difficile, ce sont les attentes que nous avons. Mais comme l’écrivait Viktor Frankl, dans « Oui à la vie » :

la vie n’est pas un acquis, c’est une chose qui nous est confiée; c’est une tâche de tous les instants. Elle peut donc avoir plus de sens à mesure qu’elle devient plus difficile.

A nous de voir, si on maintient le statu quo ou si on active notre pouvoir créatif.

Voilà tout l’enjeu du processus d’individuation : être dans un perpétuel mouvement circulaire qui nous fait toucher le fond sans perdre de vue le sommet. Descendre de plus en plus profondément à l’intérieur de soi et éclairer les zones d’ombre. Jusqu’au moment où il devient possible de rassembler toutes les parts de soi, celles qui ont été blessées (nos vulnérabilités) , celles qui ont résisté (nos ressources), et celles que l’on découvre (nos potentiels), pour en faire un tout harmonieux (Kintsugi) dont la valeur ne reposera plus sur la conformité aux standards, mais sur la singularité de notre composition. 

Être soi, ce n’est pas « être comme » ou « ressembler à ». C’est être comme personne ne pourra jamais être.

Certes, le voyage n’est pas de tout repos. Mais c’est un chemin qui donne envie non pas de commencer à lire mais de commencer à écrire. [5]

Valérie Pharès

Article à retrouver sur le site de la fondation DAPAT : https://dapat.fr/article-la-force-du-trauma-un-appel-a-devenir-soi-valerie-phares/


[1] https://youtu.be/QzPbY9ufnQY

[2] https://youtu.be/OgX9bz1EKqE

[3] https://youtu.be/36m1o-tM05g

[4] C’est à vous, émission du 22 mars 2022

[5] Théosophe franz von Baader