Niki de Saint Phalle: du traumatisme à la créativité

09/06/2023

Elle disait qu’elle avait eu la chance de rencontrer l’art car elle avait sur le plan psychique, tout ce qu’il fallait pour devenir terroriste. La création artistique lui a permis de rejoindre la couleur, la joie, la musique et la vie, par-delà le noir, le sombre, le silence et la mort. « Pour la petite fille, le viol c’est la mort », écrivait-elle en 1994 dans un texte particulièrement touchant dans lequel elle révèle un terrible secret, plus de quarante ans après les faits. De ce massacre inaugural, elle créera une œuvre monumentale dans laquelle la folie des grandeurs n’a d’égal que la folie paternelle.

Née en 1930, de la bourgeoisie américaine et de la noblesse française, Catherine Marie-Agnès Fal de Saint Phalle avait 11 ans quand son père, son « héros », « un banquier respectable », a mis sa main dans sa culotte. Elle est connue pour ces Nanas voluptueuses et ses tirs à la carabine, pour son anticonformisme et son insolence mais moins pour son combat intérieur. A la fois bourgeoise et bohême, mannequin en fourreau faisant la Une de Vogue et sculptrice en combinaison d’ouvrier, féminine et provocatrice, elle a multiplié les identités et trouvé dans l’art une façon d’articuler l’indicible.

Elle a 22 ans quand ses démons jaillissent. Elle est internée après une décompensation psychotique. Alors que les psychiatres hésitent entre le diagnostic de schizophrénie et celui de dépression sévère, elle se lance dans la peinture de manière effrénée et découvre sa vocation d’artiste. « C’était mon destin. En d’autres temps, on m’aurait internée pour le restant de mes jours, mais ainsi je n’ai passé qu’une très courte période sous stricte surveillance psychiatrique, subissant une dizaine d’électrochocs. J’ai embrassé l’art comme ma délivrance et comme une nécessité. »

Pendant son internement, son père lui envoie une lettre lui demandant pardon d’avoir abusé d’elle sexuellement. Ce pardon agit sur Niki comme une bombe à retardement. Il fait resurgir les souvenirs qui étaient à la fois présents mais oubliés, inscrits dans le corps mais refoulés de la conscience.

Des souvenirs pris au piège de la mémoire traumatique, que la psychiatre Muriel Salmona compare à une  véritable et infernale machine à remonter le temps. Un regard, un effleurement, une odeur, un bruit, un film ou la lettre d’un père… un rien peut nous faire replonger dans la confusion, la terreur ou la folie.

Folie de la schizophrénie dont on sait aujourd’hui qu’elle ne surgit jamais très loin des marécages incestueux. Ou folie passagère dont Niki de Saint Phalle réussit à s’échapper dans un élan créatif effréné qui lui permet de « traduire en peinture les sentiments, les peurs, la violence, l’espoir et la joie. »

Lorsqu’elle se penche sur les bienfaits de la peinture, Niki évoque « une façon de domestiquer ces dragons qui ont toujours surgi dans mon travail. Peindre calmait le chaos qui agitait mon âme. » Sa pratique de l’art comme exécutoire fascine le monde entier autant qu’elle lui procure joie et apaisement.

Lorsqu’une activité artistique parvient à nous emporter, les dragons qui nous menacent semblent se replier naturellement. Nous ne sommes plus tiraillés entre une raison qui nous impose ceci et une sensibilité qui nous demande cela. Tout se passe comme si le média, quel qu’il soit, permettait de mettre la distance nécessaire entre ce qui nous a menacé, qu’on a voulu oublier et ce qui a besoin de se dire malgré tout.

L’activité artistique est un pont entre le monde intérieur et le monde extérieur, une réponse à la parole impossible. Elle remet du mouvement là où quelque chose s’est figé, de la vie là où quelque chose est mort.

« A onze ans, je me suis sentie expulsée de la société. Ce père tant aimé est devenu objet de haine, le monde m’avait montré son hypocrisie, j’avais compris que tout ce qu’on m’enseignait était faux. Il fallait me reconstruire en dehors du contexte familial, au-delà de la société. » Alors, elle coupe les liens avec sa famille et quitte également son mari à qui elle laisse la garde de ses deux enfants. Quitte à culpabiliser dira-t-elle, autant que ce soit pour quelque chose. Elle rencontre ensuite Jean Tinguely avec qui elle aura une relation à la fois passionnelle et artistique. On peut imaginer que le choix, difficile et exigeant, qu’elle fait pour tenter d’accéder à sa vérité favorise sa créativité et sa résilience. Il est difficile de vivre auprès de ceux qui ne peuvent pas nous aider à nous épanouir.

Trop souvent, les proches, les psychologues ou les psychanalystes, valorisent le pardon et culpabilisent ceux qui éprouvent la nécessité vitale de fuir un système familial malsain et pervers. Honorer ses parents et valoriser sa famille est présenté comme une forme de maturité et une condition de la résilience. D’autres, comme la psychanalyste Alice Miller, ont exploré les conséquences parfois dramatiques de telles injonctions et nous déculpabilisent : « Nous n’avons nul devoir de gratitude envers des parents qui nous ont maltraités. »

Ce qui sauve, ce n’est pas le pardon ou la fidélité au clan, c’est la fidélité à soi-même

Être soi, c’est se jeter à l’eau et explorer le champ des possibles. C’est le sens du parcours de Niki de Saint Phalle. Chez elle, l’activité artistique devient le point de départ d’une expérience intérieure, dans laquelle ce qui assaille le moi et lui fait peur est aussi ce qui le sauve et le libère. Elle s’autorise tout et son contraire. La violence et le jeu, le masculin et le féminin, la destruction et la création. Elle cherche à incarner le dualisme et en même temps à le transcender. La création lui permet de danser avec le chaos et de sublimer. Lacan parlait de la sublimation comme « la forme même dans laquelle coule le désir ». Une forme qui a pris celle de la peinture pour Niki, de la chanson pour Barbara, de l’écriture pour Christine Angot, du cinéma pour Viola Davis. L’Art, sous toutes ses formes, permet de faire jaillir le désir refoulé, parfois asphyxié, qui tente de se dire.

Traumatisme n’est pas synonyme de psychopathologie

Plus on s’oriente vers des activités qui impliquent la spontanéité et la joie, plus on se rapproche de tout ce qui habite en soi et ne se réduit pas au trauma.Il devient alors possible de voir la fleur sauvage pousser à travers une fissure de l’asphalte ou le carré de ciel bleu au milieu d’un ciel noir. Les traumatismes ne sont pas condamnés à suivre les trajectoires psychopathologiques habituelles. Mais pour pouvoir courir et danser à nouveau, il est nécessaire de dépasser l’étape de la survie : celle où l’on guérit, où l’on retrouve notre puissance créatrice.

D’après Clarissa Pinkola Estés, « la vie créatrice n’est pas seulement dans les pensées, les actes ou le talent, elle est dans  le simple fait d’être ». La créativité, « ce n’est pas de la virtuosité, c’est aimer quelque chose à un point tel – une personne, une idée, sa terre ou l’humanité entière – que, de ce flot généreux, on ne peut rien faire d’autre que créer. La volonté ne joue aucun rôle. On doit le faire, un point c’est tout. »

Risquer d’être jugé vaut toujours mieux que se recroqueviller

On retrouve cette force créatrice dans toute l’œuvre de Niki de Saint Phalle. Des assemblages d’un arsenal de tueuse au fabuleux Jardin des Tarots, en passant par les tirs-happenings qui l’ont fait connaître mondialement, jusqu’aux mariées, aux prostituées et aux fameuses Nanas envahissant les espaces publiques, elle modèle sans cesse de nouvelles formes. Elle nous fait voyager au cœur d’un paysage mental sombre et lumineux à la fois, torturé et brillant, violent et vulnérable, fort et fragile. Son œuvre nous touche parce qu’elle s’adresse non pas à quelques-uns par-ci, par-là, mais à chacun d’entre nous.
Si notre force créatrice est bloquée, si on se contente d’être survivant, d’imiter ou de ressembler aux autres au lieu d’explorer nos dons précieux, alors nous risquons de rejouer sans cesse les mêmes scénarios. Mieux vaut risquer l’aventure quitte à être rejeté, jugé et affronter même l’échec, que de se faire toute petite et se recroqueviller sur nos peurs. Prendre de la vigueur est un droit de naissance.

L’ombre, cette inconnue en soi qu’il faut apprivoiser

L’oeuvre de Niki de Saint Phalle, c’est une confrontation permanente avec l’ombre. Quand elle peint des mariés cadavériques ou qu’elle tire sur le visage de son père, elle puise dans le mal, la haine et la barbarie pour en extraire la vie. « J’ai tiré parce que j’aimais voir le tableau saigner et mourir…/… Un assassinat sans victime ». Un tir féminin contre le patriarcat, le religieux, le politique et la toute-puissance. Un tir qui embrasse la violence et produit des effets thérapeutiques dont elle a parfaitement conscience. « En tirant sur moi, je tirais sur la société et ses injustices. En tirant sur ma propre violence, je tirais sur la violence du temps. Pendant deux années passées aux tirs, je ne fus pas malade une seule fois. Quelle thérapie ce fût pour moi ! »
Niki de Saint Phalle ne tire pas pour tuer. Elle tire pour vivre. Elle règle ses comptes mais elle nourrit son âme. Elle utilise l’objet phallique en le détournant de son but. Jusqu’à ce qu’elle réalise que tirer devient une drogue. Elle évoque « une sensation aussi difficile à décrire que l’acte d’amour », et elle poursuit dans une de ses lettres à son ami Pontus, directeur du Moderna Museet de Stockholm : « Après une séance de tir, j’étais complètement sonnée. Je devenais dépendante de ce rituel macabre, même s’il était joyeux. J’en arrivais au point où je perdais le contrôle de moi-même, mon cœur battait la chamade pendant que je tirais. Je tremblais avant et pendant la séance. J’étais dans une sorte de transe extatique. L’idée de perdre le contrôle m’effraie et je déteste la dépendance. Alors j’ai renoncé. » Confrontée à la maladie, elle fut tentée de recommencer mais renonça car « je ne trouvais pas de nouvelle idée pour le Tir. Je ne voulais pas refaire la même chose. Il fallait du neuf ou rien. »

Puiser dans la créativité pour nourrir sa force intérieure

Pour nourrir la vie créatrice, il faut ne faut jamais oublier de se questionner, savoir ce qu’on fait et pourquoi on le fait. Être capable de réorienter nos actions dans la direction de notre quête sans se laisser dévorer par un plaisir fugace ou une peur passagère. Par la conscience qu’elle pose sur ce qu’elle créée, Niki de Saint Phalle navigue sur le flot de la créativité sans jamais le polluer avec des productions sans âme, ni s’y noyer sous des ambitions aveugles. Elle n’est pas contre les hommes, elle est pour la Femme. Elle milite en couleurs pour le respect de l’autre et pour le droit de dire STOP à toute forme d’injustice ou de domination. Elle construit des monstres dans lesquels on peut vivre et des seins dans lesquels on peut dormir. Elle joue avec les contraires, les paradoxes et les contradictions. Elle trouve en elle la capacité de discerner si les choses sont justes ou non, si elles vont faire émerger une vie nouvelle ou une énième répétition. Ce soutien interne, cette force intérieure, c’est ce que C.G Jung appelait l’animus, l’élément masculin dans l’élément féminin ( à l’inverse, on retrouve dans l’homme, l’anima, l’élément féminin).

L’animus: le bras de la créativité

L’animus, c’est le bras de la créativité. Celui qui permet de vouloir et de pouvoir en lien avec son désir profond. Lorsqu’il est blessé, qu’il a été endommagé par une absence de soutien, il agit comme un poison. Il freine ou empêche le bon usage de nos potentiels, baisse notre niveau de confiance et nous fait douter de notre légitimité d’être et de faire. Lorsqu’il est sain et équilibré, il agit comme une aide, nous permet de concrétiser nos intentions en restant fidèles à nous-mêmes. Un animus bien intégré transforme les complexes négatifs que la Femme peut rencontrer en chemin. Il délivre des peurs et des inhibitions. Créer est alors facile.  

Savoir s’entourer pour stimuler sa créativité

« Donnez-moi un point d’appui, affirme Archimède, et avec mon levier j’ébranlerai le monde ». Bien souvent nous oublions l’importance de ce point d’appui. Lorsque nous manquons d’estime de nous-même et de confiance, nous pensons plus ou moins consciemment que nous ne sommes pas à la hauteur, pas capables, pas valables, alors que nous manquons simplement d’un soutien interne. Chaque fois que nous doutons de nous, nous avons tout intérêt à nous tourner vers quelqu’un capable de nous rassurer et de nous porter plutôt que de laisser les introjections nous auto-saboter. Plus le soutien, la protection et l’amour véritable ont manqué dans les premiers liens d’attachement, plus la qualité de l’environnement et des relations à l’âge adulte est primordiale. Cela demande une bonne connaissance de soi et la capacité de discerner ce qui manque pour aller le chercher ailleurs, auprès de quelqu’un que nous estimons et qui nous veut du bien. Auprès d’une amitié, d’une relation, d’un thérapeute, d’un auteur, d’une institution… La relation doit nous rendre meilleure, éveiller notre curiosité, notre intelligence, notre sensibilité. Elle doit « actualiser notre puissance », selon Aristote. C’est ainsi que se reconstruit la force directrice à l’intérieur de nous.

Entrer en résonance avec soi plutôt que chercher la reconnaissance

C’est cette force qui fait dire à Niki de Saint Phalle, quand elle écrit à sa mère : « Votre mauvaise opinion de moi, ma mère, me fut extrêmement douloureuse et utile. J’appris à ne compter que sur moi. L’opinion des autres ne m’importait pas. Cela me donna une immense liberté. La liberté d’être moi-même. Je rejetterais votre système de valeurs et inventerais le mien. » Délaisser nos idéaux de perfection, notre tendance à la comparaison et notre besoin de reconnaissance excessive pour être fidèle à une manière d’être et de vivre qui nous épanouit.  

Faut-il être artiste pour sublimer ?

L’étymologie du mot créer vient du latin creare. Il signifie « donner l’être, la vie, réaliser quelque chose en le tirant du néant ». Sans jouer les Niki de Saint Phalle, mais en suivant notre quête, fidèles à notre désir, conscients de nos forces et de nos faiblesses, de nos goûts et de nos dégoûts, il est possible de changer la représentation que nous nous faisons d’un trauma, de pétrir la puanteur et la noirceur qui nous encombrent pour créer tranquillement de nouveau à partir du néant.

S’éteindre en laissant derrière soi un lieu pour rêver…

Niki de Saint Phalle s’est éteinte à 71 ans. Elle consacre les dernières années de sa vie à sa plus grande construction artistique : le Jardin des Tarots. Un lieu où rêver, un jardin de joie et d’imagination. On y croise l’Impératrice, le magicien, des dragons, des serpents. Elle dit qu’elle a voulu rendre les gens heureux en leur donnant quelque chose de beau.

Fréquenter la beauté, écrit Charles Pépin dans La confiance en soi, c’est se rapprocher de soi. Non pas simplement « s’évader », mais plonger au fond de soi pour y trouver la possibilité de la confiance. Voilà pourquoi nous ressentons de la gratitude envers les artistes qui nous bouleversent. Chaque fois que la beauté nous touche, elle nous donne la force d’être nous-mêmes. Fréquentons donc la beauté, aussi librement que possible et aussi souvent que possible.

Valérie Pharès

Article paru dans DAPAT magazine N°3 :  https://dapat.fr